DoMiNaTiOn
AGîStE
Libération des enfants ...
<<<(((xxx)))>>>
Contre
l'oppression des adultes sur les enfants...
Le texte de Catherine Baker est extrait de son
livre "Insoumission à l'école obligatoire",
paru en 1985 aux éditions Bernard Barrault. Dans ce livre
elle s'adresse à sa fille de 14 ans qu'elle n'a pas mise
à l'école.
Texte FéMiNiSé
par nos soins...
Accéder au texte (format *.txt) iCi
L'enfant
est la propriété de l'adulte. C'est sa petite chose.
Il/elle peut en faire absolument ce qu'il/elle veut (sauf le soustraire
à l'emprise de l'Etat qui demeure le Grand propriétaire).
Cela va malgré tout si peu de soi que les
grand-e-s ont été amené-e-s à créer
la notion d'enfance, notion à peu près vide de sens
dont l'affirmation formelle recouvre cependant le statut bien
particulier que les vieux et vieilles veulent donner à
ces êtres qu'ils/elles mettent à part pour leur plaisir
ou leurs intérêts divers.
Historiquement, l'idée d'enfance n'a qu'à peine
cent cinquante ans. Mais même Philippe Ariès, dans
son livre sur le sujet, comme la plupart de ceux et celles qui
reconnaissent que l'enfance est une création de l'esprit
et non une donnée de fait comme par exemple la jeunesse,
ne parle du petit d'homme et de femme que par référence
à l'adulte : l'enfant est, au mieux, un-e adulte miniature.
Lorsque je dis que l'enfant n'existe pas, comprends-moi bien.
Assurément l'enfant est aussi mûr-e, aussi intelligent-e,
aussi "sensé-e" que l'adulte et je récuse
toute différence de valeur entre les âges. Cependant,
moi aussi je parle d'enfance et je soutiens même que chaque
enfant et chaque adulte ont le même droit de vivre leur
"esprit d'enfance", si l'on veut bien par cette expression
signifier une vision du monde non traumatisée par l'accumulation
de jours sans émerveillement.
Lorsque j'utilise le mot "enfant", je parle de quelqu'un-e
qui est dans toute sa jeunesse et je ne l'oppose à l'adulte
que dans le sens où celui/celle-ci n'a plus cette jeunesse
plénière. Mais je ne vois en rien que cette perte
de la jeunesse confère aux gens plus âgé-e-s
je ne sais quelle supériorité appelée pudiquement
"maturité". Si certain-e-s osent parler d'un
point "optimal" de la forme physique ou mentale qui
appartiendrait à l'espèce, force leur est de constater,
s'ils/elles tiennent aux canons habituels, que ce point d'épanouissement
intellectuel et physique se situerait grosso modo entre treize
et dix-huit ans. Mais alors, qu'on confie le monde aux adolescent-e-s
! Quant à moi, je ne reconnais d'authenticité à
ce "meilleur âge" de la vie qu'à celui
que chaque individu estime être le sien. Certain-e-s ne
se sont plus jamais
senti-e-s aussi perspicaces et intellectuellement développé-e-s
qu'à quatorze ans, d'autres à soixante, les plus
chanceux/ses estiment qu'ils/elles augmentent leurs facultés
au fur et à mesure qu'ils/elles prennent de l'âge.
Laurence dit qu'elle était très belle à quinze
ans et Thomas qu'il ne s'est senti bien dans sa peau qu'après
cinquante ans.
Je ne vois pas d'objection à suivre Piaget lorsqu'il dit
que le savoir fondamental de l'enfant n'est pas structuré
de la même façon que celui de l'adulte et qu'il se
recompose globalement à partir d'une interaction entre
son expérience et le monde extérieur, se modifiant
d'un âge à l'autre. Mais lorsqu'il dit que ces constructions
successives consistent à coordonner les relations et les
notions en les adaptant à une réalité de
plus en plus étendue, je ne peux qu'être amenée
à des questions. Veut-il dire par là que le processus
d'appréhension du monde serait dynamique jusqu'à
un certain âge puis statique ? Quand il parle de réalité
plus "étendue", n'est-on pas trompé par
ce qui n'est qu'une image spatiale ? Qu'est-ce qui me prouve que
le nourrisson n'a pas une perception de l'univers plus "profonde"
que la mienne ? Ne "comprend-il/elle" pas mieux que
nous certaines choses ? Est-ce qu'en vieillissant nous ne perdons
pas - au moins - certaines facultés d'extase, par exemple,
que nous ne retrouvons que très rarement, par accident
?
Il est vrai que lorsque Piaget parle de développement intellectuel,
il ne parle que d'une des formes les plus insignifiantes de l'intelligence.
Quoi qu'il en soit, j'admets donc que l'enfant voit le monde sous
un jour qui lui appartient. En vieillissant, l'enfant sera forcé
de comprendre que la communication, hélas, suppose l'utilisation
navrante de plus petits dénominateurs communs. Il lui faudra
alors toute sa vie reconquérir sa singularité.
^
Les
gens sont prêt-e-s à s'exclamer que, bien entendu,
tou-te-s les
humain-e-s sont égaux et égales quels que soient
leur sexe, leur âge, leur couleur. Ils/elles sont différent-e-s,
n'est-ce pas ? Voilà tout. Justement, ils/elles n'ont pas
la même forme d'intelligence, de sensibilité, etc...
N'écoute pas les hypocrites et interroge-les, ces parleurs/euses,
pousse-les dans leurs retranchements, demande-leur ce qu'ils/elles
entendent par différence et tu verras resurgir des plus
ceci, des moins cela, le Noir moins rationnel, la femme plus intuitive,
l'enfant plus crédule. Différence pour presque tou-te-s
signifie degrés. Marie, si tu savais le mal qu'on peut
se donner pour apprendre à parler. Cette nécessité
s'impose constamment, je le répète, d'interroger
les gens : "Qu'entendez-vous par là ?"
Il est caractéristique que l'adulte se présente
à l'enfant comme une "grande personne" et non
comme un-e grand-e individu, c'est en effet d'un masque (la "persona",
le masque de théâtre) qu'il est question et l'enfant
sait très vite que la grande personne lui attribue un statut
correspondant à leurs deux rôles respectifs. Théâtre.
La mise en scène est dure. D'un côté, ceux
et celles qui ont tous les pouvoirs et l'autorité, de l'autre,
ceux et celles qui obéissent et à qui il reste de
jouer les fous/folles, pleurer, crier, faire du bruit. Comme les
esclaves de tous temps, les prolos, les animaux, "ils/elles
sont heureux/ses, ou plutôt "ils/elles ne connaissent
pas leur bonheur", ils/elles n'ont pas de soucis ; les responsabilités,
c'est pour les maîtres-ses qui en sont bien à plaindre.
Récemment, tu étais très malade ; on s'est
étonné autour de moi que je te demande à
plusieurs reprises si tu pensais qu'il fallût appeler le
médecin. Tu répondais que non, grelottant dans tes
40° de fièvre. Je t'écoutais. Toujours, en ce
qui concerne ta santé, je t'ai trouvée de bon jugement.
Ce n'est pas donné à tou-te-s les adultes.
Jamais nous n'oublierons "la robe jaune". Tu avais quatre
ans. Pour la première fois depuis longtemps, je disposais
d'une centaine de francs et je t'avais emmené aux Puces
pour t'acheter une robe. Je comptais te l'offrir et cela me faisait
plaisir car toujours nous ne portons que des vêtements qu'on
nous donne. A ma grande déception, tu choisis une robe
jaune d'or que je trouvai hideuse. J'avoue - je l'aurais fait
avec une amie - que je tâchai bien un peu de t'en dissuader,
t'en proposant des dizaines d'autres. mais c'est bien sur la robe
jaune que tu avais jeté ton dévolu. J'étais
un peu chagrine. Quand tu la mis, à la maison, on s'exclama.
Cette robe était faite pour toi, absolument. Tu l'as habitée
prodigieusement et l'as aimée comme il arrive qu'on aime
ainsi cinq ou six vêtements dans sa vie. Depuis, le "souviens-toi
de la robe jaune" me sert aussi bien quand il s'agit de ta
santé que de tes voyages : personne mieux que toi ne sait
ce qui te convient.
Il est comique de voir avec quel acharnement on affirme, au mépris
du bon sens le plus élémentaire, que l'enfant ne
sait pas ce qu'il/elle veut ni ce qu'il/elle fait. L'enfant serait
le jouet d'une illusion permanente. John Holt dit que seul-e-s
les adultes sont assez stupides pour croire que d'une façon
ou d'une autre l'instituteur/trice que l'enfant juge méchant-e
peut lui faire du bien. Le/la môme perçoit très
finement, très vite, où est son intérêt,
qui l'aime, qui ne l'aime pas. En un mot comme en cent, l'enfant
ne peut être plus idiot-e que l'adulte. Dans toutes les
assemblées générales où enfants et
adultes disposent de l'égalité des voix, quel que
soit l'âge, et alors que les enfants sont souvent là
en majorité, comme à Summerhill ou dans certains
lieux de vie où l'on procède de cette manière,
je n'ai jamais entendu dire qu'une décision aberrante eût
été prise par les enfants. Que de fois ne t'ai-je
pas demandé conseils pour des questions importantes alors
que tu ne m'arrivais pas à mi-cuisses ! Notre entente s'est
nourrie sans doute aussi de ce que je ne t'aie jamais donné
l'exemple de la soumission et que tu ne m'aies jamais forcée
à quoi que ce soit. Quand nous étions opposées,
il fallait trouver un compromis, parfois aussi je pleurais ou
toi, je cédais ou toi, mais ces matchs-là étaient
rares et chacune avait sa chance. Aujourd'hui, il y a peu de circonstances
où nous dépendons l'une de l'autre de l'avis de
notre compagne (à part quand l'une de nous veut être
seule dans l'appartement, mais jusqu'ici, nous nous sommes toujours
très bien arrangées, n'est-ce pas ?).
Non, vraiment, je n'arrive pas à imaginer quels "défauts"
propres à l'enfance frapperaient les décisions enfantines
de nullité. Chaque individu a le droit le plus absolu de
faire de lui/elle ce qui lui convient. Il n'y a pas plus d'enfants
violent-e-s, déraisonnables, peureux/ses que d'adultes
violent-e-s, déraisonnables, peureux/ses. Il y a des gosses
qui conduisent des voitures mieux que leurs parents, qui ont plus
de sang-froid dans un incendie qu'incontestablement je n'en aurais,
etc...
Face à ces évidences, il a bien fallu placer les
enfants en situation réelle d'infériorité.
Le petit de l'animal dépend de ses parents tant qu'ils
le nourrissent. C'est en fait ce qui se passe chez l'hommeet la
femme, mais au prix d'un glissement de sens assez incroyable entre
la nourriture et la nourriture. On retrouve la très exacte
dépendance de l'esclave face au/à la maître-sse,
du/de la travailleur/euse face au/à la patron-ne, avec
le même échange obligatoire : nous te nourrissons,
mais dès lors tu nous appartiens. Te nourrir, c'est te
donner la vie, ça vaut bien que tu te soumettes à
ce que nous attendons de toi. La loi (ou l'humanité, ou
notre morale, ou notre religion) nous oblige d'ailleurs à
te nourrir ; obligé-e-s de te posséder, nous sommes
obligé-e-s par conséquent de répondre de
toi. En clair, tu es irresponsable jusqu'à ce que nous
ne soyons plus tenu-e-s de surveiller tes velléités
d'indépendance. Notre devoir de parent est de te rendre
conforme au modèle social imposé. Dès que
de toi-même "librement" tu entres dans le système,
nous n'avons plus besoin d'être tes tuteurs/trices.
Il est un autre cas de figure dont la similitude dans l'oppression
frappe bien plus encore, c'est la relation homme-femme, car cette
fois le fric et l'amour sont intimement unis. Comme entre l'adulte
et les enfants.
Ça arrangerait chacun-e de croire que l'enfant reste chez
ses parents parce que ce sont les êtres qu'il/elle aime
justement le plus. Quand c'est le cas, ou bien il s'agit d'une
alliance de caractères extraordinaire et d'une rencontre
formidable, ou bien le/la môme n'a pas fréquenté
grand monde. Plus vraisemblablement il/elle n'a pas fréquenté
grand monde qui ait osé l'aimer avec la même impudeur,
les mêmes démonstrations de passion et de tendresse
que ses parents. Je reviendrai sur cet amour, mon amour ; et pour
le moment, sans perdre de vue la trame affective, je reprends
le fil de la chaîne, l'argent.
^
L'enfant
ne possède rien. "Alors que même un-e mendiant-e
dispose à sa guise de l'aumône reçue, l'enfant
ne possède rien en toute propriété ; il lui
faut rendre compte de chaque objet mis gratuitement entre ses
mains : il/elle ne peut ni déchirer, ni casser, ni salir,
ni donner, ni refuser. Il/elle doit l'accepter et s'en montrer
satisfait-e. Tout est prévu et réglé d'avance,
les lieux et les heures, avec prudence, et selon la nature de
chaque occupation. "Même un jouet (sauf s'il est vieux
et d'aucune valeur matérielle ni affective pour ses parents),
il ne peut le donner, de chaque objet y compris son corps il/elle
doit rendre compte. Les parents sont plus ou moins libéraux/les,
comme tout gouvernement ; certain-e-s enfants sont autorisé-e-s
à se salir, d'autres non.
Si un-e gosse dit à un-e adulte : "Puisque tu m'aimes,
achète-moi çà", il/elle paraît
cupide et indélicat-e. Ça alors ! Mais tout ce système
d'assistance fait forcément de lui/elle un-e bambin-e inconscient-e
de ce qui différencie l'amour et l'argent.
L'enfant n'a pas le droit de travailler. C'est une grande ineptie.
Mais il y a là un sac de nuds.
Tu avais sept ou huit ans, si je me souviens bien, lors de la
première soirée de baby-sitting où tu as
gagné de l'argent. Tu étais terriblement fière
d'avoir gardé Emilie. Il va de soi que les enfants qui
travaillent occasionnellement de leur plein gré pour se
faire un peu de sous sont toujours très heureux/ses de
pouvoir se montrer compétent-e-s et consciencieux/ses.
Un-e gosse de huit ans est parfaitement capable de distribuer
les journaux pendant un an à six heures du matin qu'il
vente ou qu'il neige et de se lever pour cela à cinq heures
(tu te souviens de Barbara ?). Mais pareille contrainte n'est
supportable que si l'enfant, seul-e, s'est fixé un but
(pour Barbara, un voyage). Ou bien encore si le mode de vie librement
choisi par l'enfant suppose un travail en commun. Je pense ici
aux enfants de l'Ecole en bateau qui non seulement font leur boulot
de marin-e, mais vont chercher par-ci par-là du travail
là où il se trouve (vendanges, ramassage des olives,
pêche sous-marine) ou sur les bateaux (peintures, vernis,
grattage de coques).
Mais de même que j'ai refusé, parmi les femmes, de
militer pour le "droit au travail", estimant que les
rapports au travail sont dans nos sociétés de la
perversion pure et qu'aucune libération ne peut venir d'un
droit à l'aliénation, je ne défendrai pas
davantage le "droit au travail" pour les enfants. Le
droit aux travaux occasionnels, bien sûr. Cela ne se discute
même pas et heureusement que la plupart des jeunes arrivent
à travailler "au noir", Le peu d'argent que les
enfants gagnent de cette façon leur donne une toute petite
marge de manuvre par rapport à papa-maman et c'est
toujours ça : "Ce vélo, je l'ai payé
avec mon fric et rien ne m'empêche de le prêter cet
été à Véronique !" Bon. Mais
le travail qui permettrait une autonomie financière réelle
par rapport aux parents, la location d'un logement par exemple,
ce travail "salarié" pose le problème
de l'exploitation. Et certes, problème il y a. J'ai peu
voyagé mais assez pour avoir vu des gamines de cinq ans
travailler dans des filatures. Ailleurs la prostitution est courante
parmi les filles et les garçons de huit ou neuf ans. Mais
c'est encore John Holt qui fait remarquer que la question est
mal posée. Ce n'est pas le travail qui devrait être
interdit aux gosses mais leur exploitation, que ce soit par les
employeurs/euses ou par les parents.
En admettant pourtant qu'on donne aux enfants les pleins moyens
de se protéger contre toutes les formes de pression parentale
ou autre, j'imagine assez mal, dans l'hypothèse d'une école
non obligatoire (donc nettement plus intéressante), comment
éviter que les enfants sans le sou ne se trouvent contraint-e-s
de travailler (et s'ils/elles y sont contraint-e-s, plus aucun
contrôle ne saurait empêcher l'exploitation), alors
que les petit-e-s riches s'offriraient le luxe de "faire
des études" (sous forme de lectures ou de voyages
par exemple).
Non, je ne vois guère d'autre solution que d'éviter
le travail salarié, en étant assuré d'un
minimum de revenus fixes (les enfants sont aussi capables que
les parents de gérer leurs allocations dites "familiales"
et cela dès qu'ils/elles savent compter jusqu'à
cent). Par ailleurs, ce qui remplacerait l'Education nationale,
en rendant l'école non obligatoire, pourrait se permettre
avec les économies ainsi réalisées de payer
les enfants qui désireraient étudier quelque chose
; chaque enfant aurait ainsi le choix entre travailler à
apprendre ("faire des études") ou travailler
pour créer, produire. Reste à concevoir un système
où ce ne serait plus l'Etat qui allouerait les sommes nécessaires
au fonctionnement des apprentissages mais des associations, des
municipalités, etc...
Quoi qu'il en soit, il n'y a pas la moindre raison de garder cette
distinction entre majeures et mineur-e-s. On s'aperçoit
alors que tout ce qui peut apparaître "inhumain"
pour des enfants n'est rien moins qu'inhumain en soi. Mais je
reviendrai sur majorité et minorité dans un autre
chapitre. Restons-en à ce "tour du propriétaire".
As-tu entendu parler des "petites personnes" en polyester
qu'on vend à Cleveland, aux Etats-Unis, pour un peu moins
de mille francs ? Il s'agit d'un magasin qui simule un environnement
médical ; les vendeurs/euses sont déguisé-e-s
en médecins et infirmières. Les adultes qui achètent
leur bébé se plient à tout un rituel d'adoption,
ils/elles s'engagent par écrit à s'en occuper comme
si c'était de vrais enfants, ils/elles peuvent choisir
des bébés de tous les âges, des prématuré-e-s
jusqu'à ceux/celles qui sont déjà dans la
classe de maternelle qui est un peu plus loin. Le "personnel
médical" leur donne des conseils et note dans un fichier
la date d'achat pour envoyer tous les ans une carte d'anniversaire
à la poupée. En 1981, le Baby Land General Hospital
avait fait plus de cinq milliards de dollars de chiffre d'affaires.
Remarque que les parents de Cleveland sont mieux inspiré-e-s
de jouer à la poupée avec des poupées qu'avec
de vrais mioches. Beaucoup n'ont pas cette sagesse.
L'enfant réussi-e, c'est celui/celle qui sait "se
faire" à toutes les exigences de ses parents. "C'est
toujours quand une femme se montre le plus résignée
qu'elle paraît le plus raisonnable", a dit Gide. Et
les enfants donc ! Le racket à la protection marche ici
à fond. Sur lui on a bâti les relations "infantiles-adultiles"
(l'expression est de Léo Kameneff). Il s'accompagne du
mépris habituel du/ de la protecteur/trice pou le ou la
protégée. Jamais personne n'oserait s'adresser à
un-e adulte comme on parle ordinairement aux enfants. Fais pas
ci, fais pas ça, dis bonjour , mets pas tes mains, tiens-toi
droit-e, lève-toi, donne ta place, viens ici, va-t'en,
reviens vite, m'énerve pas, jette ça, garde-le,
éteins, obéis, apprends-moi ça, ouvre la
bouche, baisse la tête, regarde-moi, touche pas, t'as pas
le droit, c'est pas de ton âge, mets ça, souris,
lave-toi, mange, fais caca, dis-nous tout
^
Nous
devrions devant chaque enfant que nous rencontrons rougir de honte
pour toutes les humiliations que nous leur faisons subir. Je ne
connais aucun domaine de la vie sociale où l'indélicatesse
soit poussée aussi loin. Quand un-e adulte, dans telle
ou telle situation particulière, dit qu'on le/la "traite
en enfant" ou qu'on l' "infantilise", il/elle exprime
fort justement son indignation d'être considéré
comme un être dépourvu d'intelligence et irresponsable.
Ainsi que le fait remarquer Korczak, l'adulte prend son temps,
l'enfant lambine, l'adulte pleure, l'enfant pleurniche, l'adulte
est persévérant, l'enfant est obstiné-e,
l'adulte est parfois distrait, l'enfant seulement étourdi-e.
J'ai entendu parler d'un sketch télévisé
américain qui vaut sans doute mieux que les fameuses "séries".
On y voyait un couple recevant un autre couple. Le premier dit
à ses invité-e-s des choses très aimables
telles que : "Ca vous fatiguerait de vous rendre un peu utiles
?", ou : "Combien de fois devra-t-on vous dire de laver
vos sales pattes avant de vous mettre à table !",
ou encore: "Vos histoires, il n'y a vraiment que vous pour
en rire !"
Sans voir les interlocuteurs/trices, quand on entend un-e adulte
s'adressant à un-e enfant, on ne peut s'y méprendre
même lorsque les propos sont polis. On ne manquera pas de
trouver normal qu'un-e gosse "indiscipliné-e"
dise merde à un-e adulte, mais on serait bien scandalisé
d'entendre un-e enfant calme et réservé-e s'adresser
à son/sa professeur en lui disant : "Arrêtez
de bouger comme ça, vous me donnez le tournis." L'inverse
serait de la part de l'enseignant-e une remarque très anodine.
Tu me diras qu'évidemment la personne la mieux intentionnée
du monde ne peut que perdre son sang-froid devant trente jeunes
personnes qui sont là contre leur gré. Dans l'état
actuel des choses, il est aussi difficile pour un-e adulte de
vivre avec des enfants que pour un-e enfant de vivre avec des
adultes. Le nombre ici interdit de concevoir chaque être
comme unique, étonnant-e, intimidant-e par là même,
en un mot : aimable.
Korczak lui-même qui a aimé les orphelin-e-s dont
il avait la charge jusqu'à vouloir mourir avec eux/elles
dans le ghetto de Varsovie, Korczak raconte comment, plongé
dans des comptes difficiles, il est dérangé toutes
les minutes par des gamin-e-s. Arrive un petit garçon qui
vient juste lui apporter un bouquet de fleurs. Il jette le bouquet
par la fenêtre, attrape le gosse par l'oreille et le met
à la porte. En disant qu'on traite les enfants comme jamais
on ne traite ses pairs, il ne fait pas plus que moi de moralisme.
Je sais tout à fait qu'il est impossible d'être toujours
patient-e face à des individus qui n'ont pas encore perdu
toute spontanéité et qui savent encore crier, courir,
réclamer de l'amour, jouer. L'école comme concentration
d'enfants ne peut qu'être répressive. Il est parfaitement
exact que les enfants y sont insupportables et énervé-e-s.
On le serait à moins. Marie, j'ai fait en sorte que non
seulement tu ne souffres pas de la tyrannie des adultes, mais
encore que tu ne sois pas, toi, réduite à les tyranniser.
Où que tu sois passée, on t'a trouvé délicate,
enjouée, attentionnée, montrant avec les adultes
la même patience qu'avec les tout-e-petit-e-s ; toujours
je serais en admiration devant le climat de liberté que
tu sais créer autour de nous. Je craignais bien un peu
de vivre à deux et je t'interrogeais lorsque tu étais
dans mon ventre, délicieusement étrangère
ou étranger à moi, inconnue, inconnu. "Dis,
enfant, saurons-nous vivre ensemble ? Nous entendre ? Est-ce difficile
d'habiter à deux dans une même maison ? Nous aimerons-nous
? Si nous ne nous aimons pas, saurons-nous trouver des modes de
vie satisfaisants ?" Il me semblait que tu donnais la parfaite
réponse en étant simplement là. Tout souriait
en moi. Je suis si heureuse de te connaître et d'avoir pu
t'éviter de vivre huit heures par jour dans la meute !
Oh je sais bien que l'enfant n'est pas maltraité qu'à
l'école et que la famille, qui est supposée être
le lieu de la tendresse, est d'abord celui de toutes les violences,
de toutes les haines. Les deux idées coexistent : la famille
est l'asile privilégié où l'on peut se mettre
à l'abri du monde hostile ; mais aussi l'école pour
l'enfant, le travail pour la femme (plus rarement, pour l'homme)
sont les refuges où l'on fuit l' " enfer familial
". C'est un monde bien cruel que celui d'où l'on cherche
constamment dans la panique à s'évader.
Dire qu'en famille se déchargent les frustrations que jamais
les uns ni les autres n'oseraient avouer à des tiers n'est
qu'une lapalissade. La famille est l'espace où l'on peut
être " naturel ", c'est-à-dire brutal.
On y échange des méchancetés dont tous les
témoins sont tenus au secret. John Holt, le très
intelligent, dit que tout esclave peut posséder, en ses
enfants, " ses propres esclaves de fabrication maison ".
Le gosse tyrannisé s'entend dire : " Plus tard, tu
seras le maîtres ; pour l'heure, tu obéis. "
Le maître de qui ? Le maître de ses enfants, sur lesquels
il se vengera. C'est " humain "
Des travailleurs sociaux veulent devant moi défendre l'école
et me rappellent que quarante mille enfants chaque année
en France sont maltraités par leurs parents. Ils en concluent
que l'école a " quelque chose de bon " puisqu'elle
protège de la famille. Pauvre école ! On lui aura
donc tout fait faire. Bien sûr, elle est forcément
aussi assistante sociale. Comment concevoir notre système
social sans les assistants ad hoc ? C'est eux qui constituent
l'équipe de maintenance.
Tout est pour le mieux. L'école défend les petiots
contre les abus des parents. Les parents veillent à ce
que l'école ne se substitue pas à eux. Les adultes
mutuellement se contrôlent et contrôlent la situation.
Les mômes en sont les otages.
Quand bien même je n'aurais pas désiré vivre
quelques années en compagnie d'un enfant, j'aurais, je
pense, été tentée d'examiner d'un regard
un peu critique les quelques postulats sur lesquels se fonde l'autorité
de l'adulte sur l'enfant. Il semble aller de soi que le monde
des adultes est le monde normal et que les parents y adaptent
l'enfant. En vertu de quoi ?
Mise à part la légende triviale qui voudrait que
l'adulte fût plus mûr ou plus sage (n'importe quel
bulletin d'information suffit à foutre en l'air des sornettes
pareilles), demeure encore l'argument du " pouvoir par le
savoir ". Les adultes sauraient manuvrer le monde,
pas les enfants, parce qu'ils maîtriseraient les techniques.
Cela n'a aucun sens : tout môme de douze ans qui a fait
un peu d'électronique me dépasse complètement
en ce domaine. Qui de toi ou moi répare les appareils ménagers,
examine la première les notices d'emploi, a l'idée
de démonter une mécanique qui se déglingue
? Pas moi. Si l'on s'en tient au seul savoir scolaire, le gosse,
en principe, n'a pas encore eu le temps d'oublier tout ce que
moi j'ai oublié. Quant aux autres savoirs, c'est inutile
même d'y faire allusion : un enfant de sept ans pianiste
en sait plus en ce domaine qu'un adulte qui ne l'est pas. Ce n'est
pas l'âge qui jamais conféra le savoir.
Alors d'où viendrait cette autorité de l'adulte
? De sa taille ? Parce qu'il est plus facile de donner un coup
de pied à un pékinois qu'à un doberman ?
Réponse insuffisante ; il est tout à fait vrai que
généralement on fout aux gosses des torgnoles jusqu'à
ce qu'ils soient en âge de les rendre, mais certains adultes
qui n'ont jamais frappé un enfant n'en jouissent pas moins
d'une autorité reconnue. Il est même admis qu'un
adulte non-violent peut ne pas lever la main sur un gamin 'c'est
même devenu la règle dans l'institution scolaire
française), mais il est inadmissible qu'un adulte se conduise
avec un enfant comme avec un égal (par exemple demander
à un môme de quatre ans s'il préfère
habiter dans telle banlieue ou tel arrondissement, ou ce qu'il
pense des élections européennes, ou s'il intéresse
aux gadgets de la libération sexuelle, etc.). Si un adulte
avait exactement la même attitude avec un enfant qu'avec
" quelqu'un de normal ", on le prendrait pour un malade
mental (ou un délinquant s'il s'avisait de " détourner
" l'enfant du droit chemin).
L'autorité de l'adulte, c'est-à-dire le pouvoir
d'imposer l'obéissance, découle de sa fonction (de
son esclavage même). Il est, lui, à sa place, "
parvenu au terme de sa croissance " comme dit le dictionnaire.
L'enfant n'a pas encore eu le temps d'assimiler tout ce qui fera
de lui un être artificiel. Il n'est pas encore conforme,
bien qu'il le désire (ne pas sous-estimer la complicité
de l'enfant dans cette sombre histoire).
^
La
fonction de l'adulte, vis-à-vis de l'enfant, est de le
former, de l'éduquer. La fonction unique de l'enfant est
d'être éducable. Ces fonctions sont admises par les
deux parties, si bien que les rouages tournent. Du point de vue
sociologique, la fonction permet à la mécanique
de fonctionner et on peut expliquer chaque rouage de cet engrenage
en circuit fermé par les autres pièces. La soumission
vient de l'autorité qui vient de la soumission, etc. L'autorité,
en d'autres termes, vient de ce que ça marche. La soumission
vient de ce que ça marche. Ça : la société
prise dans son ensemble.
Ça marche, mais ça ne va pas dans mon sens. Là
est la question. Face à cette mécanique, je ne peux
résoudre un problème éthique à partir
de données sociologiques. Car lorsque je demande : "
Pourquoi cette mécanique-là et pas une autre ? ",
on me répond : " Parce que la société
ne peut fonctionner que sur les bases d'une discipline (d'une
éducation) rigoureuse. " En faisant semblant de répondre
à mon pourquoi, on répond au comment.
L'homme est un animal social (comme le rat). Oui, entre autres
Mais on peut dépasser ce " stade-là ",
non ? Je ne suis même pas certaine que l'homme descende
du singe mais je suis à peu près sûre de venir
de l' " animal social " appelé homme. Et pourquoi
n'irais-je pas plus loin ? Je ne suis pas amateur de science-fiction
et je ne veux pas rêver d'un monde où les gens auront
évolué jusqu'à s'individualiser. Je n'ai
pas le temps et c'est dans ma vie que je veux passer de l'animal
social, que j'étais en naissant, à mon individualité.
Et ne plonge pas, petite fille, dans le piège risible consistant
à voir dans le social la condition de la relation. L'individualisation
de chaque être ne mène pas à une solitude
pire. Au contraire, seul l'être humain dégagé
de son animalité sociale (de sa bêtise organisée)
donne une chance à chacun de vivre dans un monde où
peuvent enfin s'aimer des individus délivrés des
mécanismes.
On peut casser les déterminismes, on peut casser les machines.
La liberté est une vue de l'esprit. Justement, c'est là
sa puissance. Elle n'existe que par ce que j'en conçois
et crée.
Mais d'abord, comprendre. Comprendre le sens de la pièce,
le modifier, le refuser éventuellement et aller jouer ailleurs.
On peut aussi ne pas aimer le théâtre. Mais quant
à moi, je supporte difficilement de vivre au milieu de
marionnettes à langue de bois. Je veux comprendre. Comprendre
!
La manipulation participe toujours de l'oppression. Les enfants
sont des dindons. Les parents " cool ", ceux que tu
appelles les " parents frais ", on en a connu quelques-uns
" Qu'est-ce que tu dirais, Valentin, d'aller quelques mois
à l'Ecole en bateau, hein ? C'est une expérience
fantastique pour un jeune de naviguer, en toute responsabilité
Ça m'aurait passionné, quand j'avais ton âge
Plutôt que de glander à l'école, au moins
tu apprendrais la navigation. Ça pourrait plus tard te
servir
Tu ne veux pas qu'on aille voir ? Oh ! Mais je ne
t'oblige pas ! C'est juste une suggestion
" A deux,
on pourrait en écrire des pages et des pages de ce style
! La manipulation, parmi les " libéraux " qu'on
fréquente, c'est le nec plus ultra de la rhétorique
pédagogique. J'entends la voix de tel ou tel spécialiste
: " Laisse-moi faire
je sais parler aux gamins
"
Bon. Mais je tiens à affirmer que j'ai rencontré
des femmes ou des hommes qui pouvaient parler à des gosses
ou des adultes sans jamais chercher à les manipuler ; j'en
ai vu ! Des gens capables d'expliquer la situation avec ses avantages
et ses inconvénients et de dire ensuite : " Réfléchis
et dis-moi ce que tu auras décidé ", capables
aussi de dire : " Je ne suis pas du même avis mais
c'est à toi que revenait cette décision, on va essayer
" sans faire la gueule, sans avoir peur. Jean-Pierre, Christine,
Geneviève, tu vois, Marie, ces adultes-là m'apprennent
à vivre et je suis tout heureuse de leur devoir ça.
N'empêche
c'est rare.
Pas de pédagogie possible sans trafic ni manigance (puisque
la pédagogie repose sur l'idée que l'adulte est
dans le vrai et qu'il faut amener par tous les moyens l'enfant
à cette vérité).
L'adulte doit donc dépenser son imagination à faire
que les choses " s'arrangent " dans le sens qu'il veut
leur donner, tout en préservant l'illusion de l'indépendance
de l'enfant.
J'ai très envie de te parler d'un livre que j'ai détesté.
Il est pour moi la quintessence de toute entreprise pédagogique
scolaire. Ça s'appelle Ecoute maîtresse5.
Le fait que la maîtresse en question soit institutrice d'enfants
internés non seulement ne change rien à l'essentiel,
mais dévoile admirablement la névrose scolaire de
tout pédagogue : normaliser, intégrer, adapter,
forger les esprits. Il n'y a qu'un seul passage plaisant dans
ce livre d'horreur, celui où elle s'insurge contre l'équipe
soignante lui reprochant de manipuler les enfants. Parce qu'elle
" assume ", comme on dit, si effrontément qu'elle
en est désarmante : " Eh oui, je manipule ! Je manipule
du matin au soir, pour tout, pour les faire entrer, pour les faire
écrire, lire, peindre, dessiner, découper, enfiler
de perles, chanter, danser
Et ça n'est pas par un
goût immodéré du jeu que je me fais enfant
avec eux, [
]. Tout cela n'a d'autre but que de les piéger
un peu mieux aux rets de mes activités plus " sérieuses
". Vous ne vouliez pas cela ? Il ne fallait pas me les donner,
il ne fallait surtout pas me demander d'essayer de leur apprendre
quelque chose. "
^
J'endure moins bien l'autoritarisme fou qu'elle emploie auprès
des enfants à qui, écrit-elle, " [elle] offrai[t]
ainsi la même illusion rassurante de l'Ecole ". L'axiome
est classique et c'est bien pourquoi son discours est si splendidement
révélateur de ce que les adultes conçoivent
de l'éducation des enfants car, en l'occurrence, les "
enfants fous " sont des " super enfants ", des
enfants purs, des enfants parfaits. Et la maîtresse s'en
donne à cur joie : ces enfants " voulaient aller
à l'école tout en ne voulant pas ", ils disaient
qu'ils ne voulaient pas mais Suzanne Ropert sait mieux qu'eux
ce qu'ils veulent, " en les obligeant, on va dans leur sens
". Ce passage que je vais citer, Marie, tu ne peux pas savoir
quelle répulsion il provoque en moi ; tant de certitude,
tant de bêtise sont un condensé du pire. Cette violence,
je la reçois comme une menace personnelle : je suis un
cheval qui n'a pas soif que n'importe quel pouvoir un jour peut
noyer. Au moins puis-je espérer alors que par ma folie
jusqu'à en mourir je saurai dire non.
Elle dit, la maîtresse : " Car ce que nous voulons
avant tout, ce pourquoi, d'ailleurs, on a prévu une école
à l'intérieur de cet hôpital psychiatrique,
c'est bien d'amener les enfants à accéder à
ce " savoir " qu'ils refusent. Or, me direz-vous, "
on ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ". Freinet
nous l'a assez répété. C'est vrai. Mais ici,
dans notre réalité quotidienne, les choses sont
différentes : le cheval a soif mais, le plus souvent, il
ne peut pas boire, sa " folie " l'en empêche.
Il se peut qu'il ne " veuille " pas, mais cette volonté
ne relève pas d'un libre choix, d'un libre arbitre. Le
refus ou l'impossibilité sont des symptômes d'un
mal-être, ou d'un non-être, dont il nous faut bien
tenir compte pour notre pratique quotidienne, mais qui ne doit
pas nous empêcher d'entreprendre un réel travail
d'enseignement auprès de ces enfants qui se sont quasiment
mutilés d'une partie d'eux-mêmes pour mieux résister
à une insupportable réalité tant intérieure
qu'extérieure. "
Ce qui me tourmente, c'est cette espèce d'inconscience
qui fait du plus terrifiant une pacotille. Au mur, pour le son
" oi ", elle affiche : " A l'école, c'est
la maîtresse qui fait la loi " ; elle nous dit ça
et ajoute une note : " Ce qui est absolument faux, la maîtresse
ne fait pas la loi, mais elle la fait respecter. Ce jour-là,
j'ai sans doute rétabli une situation normale dans ma classe,
et j'ai aussi induit mes élèves en erreur. Je ne
ferais plus écrire le même texte maintenant. "
Est-ce que j'ai bien lu ? D'où vient que sa manière
de s'exprimer me rende folle ? La suite du texte fait que de toutes
mes forces, de toute mon âme, je désire qu'un immense
hurlement des enfants et de leurs alliés fasse éclater
les vitres et les murs de toutes les écoles. Elle poursuit
ainsi la maîtresse : " Moi qui prêchais autrefois
- comme c'est loin, en effet - l'autodétermination des
enfants, la libre expression, etc. En réunion de synthèse,
on se retrouve parfois plusieurs à oser évoquer
ce rôle désagréable que nous sommes amenés
à jouer, qui va à l'encontre de nos convictions
profondes d'adultes, nous qui avons réellement foi en l'autre,
qui posons a priori, dans notre rapport quotidien aux choses ou
aux êtres, que la règle première d'action
est d'accorder confiance
"
Elle dit aussi que son rôle de flic " rassure les enfants
" et que " c'est très difficile à assumer
". Comme j'ai peur, ma petite fille, quand je sens monter
cette dégoûtante odeur de complicité faussement
malheureuse.
La tutelle qu'on exerce sur les enfants et les fous est, d'un
point de vue tendanciel, la tutelle qui nous menace tous dès
lors que nous vivons en critiques, en hors-la-loi, les rapports
sociaux. La norme est adulte. Est adulte celui sur qui le temps
a passé et qui ne s'étonne plus. Qui ne s'étonne
plus ne s'indigne plus.
Pourtant rien ne va de soi. Et tu te rends bien compte, Marie,
de ce qui grince dans le discours de cette " maîtresse
adulte normale " : elle se scandalise de ce que ces enfants
fous n'acceptent pas l'école et s'élèvent
contre la force des choses. Ce qui est dit ici, tout simplement,
c'est que les enfants " normaux " sont aussi sclérosés
que les adultes et que nous ne pouvons aucunement compter sur
une rébellion enfantine. Etre enfant ne garde personne
d'être engourdi. C'est ce qui permet au système scolaire
de fonctionner. Dans ce lieu réservé aux gosses
fous, l'institutrice ne peut qu'engager une épreuve de
force et revient sans arrêt sur sa mauvaise conscience de
matonne6 ; violeuse par devoir, elle rend tout viol par désir
plus acceptable. Elle est l'image vivante de ce qui empêche
les gens de vivre, de jouir de leurs respectives intelligences.
Suzanne Ropert n'existe presque pas, elle est cette humaniste
libérale et mécanique qui impose sa loi du bien
et du mal, qui sait ce qui doit nous faire agir, qui pense pour
nous. Bien entendu, je ne connais ni de près ni de loin
cette sinistre femme et mon aversion pour ce qu'elle représente
semblera à quelques uns indécente, d'autant que
ce personnage n'est rien d'autre que commun ; c'est d'ailleurs
bien pourquoi je t'en parle. Je gage que peu de pédagogues
(enseignants ou parents) se sentent réellement horrifiés
par ce passage-ci : " Moi-même, par ailleurs, je ne
suis pas prête à renoncer au rôle bêtement
scolaire qui est lié à mon titre, même si
parfois, souvent, le doute me saisit sur l'efficacité de
ce que je suis en train de mettre en place. Renoncer, en effet,
ce serait m'engager dans le piège dangereux tendu par les
enfants, et dont ils ne savent pas, bien sûr, qu'ils nous
en tendent de tels aux quatre coins de nos activités quotidiennes,
aux uns et aux autres
En leur donnant ainsi raison, on signerait
en quelque sorte son propre arrêt de mort, à travers
celui de l'Ecole, mais encore et surtout, le leur. Car enfin,
ces forces " mauvaises " qui poussent les enfants à
détruire de multiples façons, à défaire
ce qui se fait, ne relèvent pas, loin de là, d'une
volonté consciente, délibérée. Elles
sont une des facettes de leur mal, conséquence, effet,
dont ils ne sont pas maîtres souverains mais plutôt
tragiquement victimes. En protégeant l'Ecole, en me protégeant,
moi, d'une possible destruction, j'ai le sentiment de protéger
l'enfant avant tout de lui-même, de ce qui le ronge, le
détruit au fil des jours7
"
^
Nous voici très exactement au cur de mon refus. En
" protégeant l'Ecole " ou toute forme de pédagogie,
l'adulte a le sentiment de " protéger l'enfant contre
lui-même. ". Cette imposture n'a qu'un but : faire
en sorte que l'enfant devienne un membre de cette société
(quelle qu'elle soit) et non lui-même.
On a corrigé les enfants tant et plus. Par la fessée,
le fouet, le jeûne, les corsets, la prison. On les a contraints,
par tous les moyens possibles, à entrer dans le moule.
Je ne me fais pas d'illusions et, comme Neill, j'admets que le
besoin d'approbation est un besoin humain profond. Dans le souci
de plaire des enfants entre un élément qui "
remplace avantageusement la crainte ", comme disent les parents
modernes. Les mioches ont envie, n'en doutons aucunement, de répondre
à ce qu'on attend d'eux. On n'est pas toujours obligé
d'user de violence pour les faire se plier aux règles.
La douceur parvient aux mêmes résultats. L'essentiel
restant l'acquisition, de gré ou de force, d'automatismes
sociaux.
Imagine un peu que les enfants n'en fassent qu'à leur tête
! Où irions-nous ?
La phrase que j'ai sans doute entendue le plus souvent depuis
ta naissance, c'est vraisemblablement : " Mais enfin, un
jour ou l'autre il faudra bien qu'elle apprenne à obéir
! " L'obéissance est une vertu. On mesure les qualités
de tout responsable à la faculté qu'il a de "
savoir se faire obéir ". On parlait beaucoup de pouvoirs
et de la lutte à mener contre eux, il y a quelques années.
J'étais toujours très ulcérée de cette
bagarre contre les autorités en place qui ne pouvait que
viser à les remplacer. La seule lutte profondément
utile à mener, ce n'est pas contre l'autorité mais
contre la soumission. Là seulement, le pouvoir, quel qu'il
soit, est perdant.
Pire que tout fascisme, que toute tyrannie, son acceptation -
si possible malheureuse, c'est encore plus tragique. Quand je
songe à Ropert, je ne sais ce qui m'écure
le plus de sa mauvaise foi ou de son spleen. C'est littéralement
la mort dans l'âme qu'elle violente les enfants. Mais IL
LE FAUT. Pourquoi ? Parce que c'est nécessaire. Et ce n'est
pas drôle de faire souffrir les gens ! Il faut vraiment
y être obligé !
Là, Marie, je veux absolument te raconter l'expérience
hallucinante de Stanley Milgram8.
Des gens, pris au hasard parmi des personnes ayant accepté
de " participer à une expérience de psychologie
", sont reçus dans un laboratoire. Là, quelqu'un,
habillé de la blouse blanche du savant, explique qu'il
s'agit de faire apprendre à un soi-disant étudiant
des listes de mots en vue d'une recherche sur les processus de
mémorisation. L'élève est assis sur une sorte
de chaise électrique et le sujet qui est donc censé
lui faire apprendre les mots doit lui envoyer des décharges
de plus en plus violentes jusqu'à ce qu'il réponde
juste. En réalité, l'élève supposé
est un acteur et ne reçoit aucun courant. Mais il va mimer
le désagrément, puis la souffrance, puis l'horreur
du supplice et enfin la mort au fur et à mesure que les
sujets appuieront sur les manettes graduées de 1 à
30, de 15 volts à 450 volts. Sur la rangée des manettes
sont notées des mentions allant de " choc léger
" à " attention, choc dangereux " en passant
par " choc très douloureux ", etc. A quel instant
le sujet refusera-t-il d'obéir ? Le conflit apparaît
lorsque l'élève commence à donner des signes
de malaise. A 75 volts, il gémit, à 150 volts, il
supplie qu'on le libère et dit qu'il refuse de continuer
l'expérience, à 425 volts, sa seule réaction
est un cri d'agonie, à 450 volts, plus aucune réaction.
L'intérêt de cette expérience, c'est que 98
% des sujets acceptent le principe même de cet apprentissage
fondé sur la punition. 65 % iront jusqu'aux manettes rouges
(le sujet a été prévenu qu'elles pouvaient
causer des lésions très graves, voire la mort),
la dernière est celle de la mort assurée.
Or il ne s'agit nullement d'une expérience sur le sadisme,
comme le montrent les multiples variantes qui ont été
tentées et analysées. Car la tendance générale
des résultats prouve qu'à une forte majorité
les sujets ont administré les chocs les plus faibles quand
ils ont eu la liberté d'en choisir le niveau. On en a vu
également qui " trichaient " lorsque le "
savant " s'absentait, assurant faussement qu'ils avaient
bien " puni " l'élève. Il faut bien garder
cela à l'esprit quand on parle de l'étude de Stanley
Milgram.
Ce qui est terrifiant, ce n'est donc pas l'agressivité
humaine mais autre chose que met formellement en évidence
cette expérience : la soumission à l'autorité.
En effet, les sujets ne punissent l'élève que sur
la seule injonction donnée par le professeur : " Il
le faut. " Ils torturent ainsi " pour rien " quelqu'un
qu'ils n'ont aucune " raison " de maltraiter si ce n'est
qu'on leur ordonne de le faire. Et attention ! L'ordre de continuer
est donné par le " savant " d'une voix courtoise
sans aucune menace9. Le sujet ne risque rien
Ou plutôt
presque rien : il risque d'être considéré
comme un être désobéissant. Eh bien, 65 %
des gens ne peuvent supporter cette idée et acceptent de
supplicier quelqu'un jusqu'à la mort pour la seule satisfaction
d'obéir.
Tu vois que je ne me suis pas tellement éloignée
de la matonne, ses clefs et ses punitions. Elle ne fait pas ça
de gaieté de cur et le clame bien fort. Mais "
il le faut ". C'est comme ça.
^
Il est intéressant de voir que, parallèlement à
l'expérience que je te rapporte ici, l'équipe de
Milgram en a fait une autre au moins aussi instructive : juste
avant l'expérience, on a réalisé une enquête
auprès de psychiatres mais aussi du tout-venant, leur demandant
d'estimer le nombre des sujets qui " iraient jusqu'au bout
". Pratiquement toutes les personnes interrogées prévoient
un refus d'obéissance quasi unanime à l'exception,
disent-ils, d'une frange de cas pathologiques n'excédant
pas 1 ou 2 % qui continueraient jusqu'à la dernière
manette. D'après les psychiatres et psychologues, la plupart
des sujets n'iraient pas au-delà du dixième niveau
de choc, 4 % atteindraient le vingtième niveau et un ou
deux sujets sur mille administreraient le choc le plus élevé
du stimulateur.
Ces idées préconçues s'appuient sur une croyance
qui voudrait qu'en l'absence de coercition ou de menace l'individu
soit maître de sa conduite. La liberté serait une
sorte de donnée. Comme c'est intelligent ! La thèse
du libre arbitre permet à la société de fonctionner
comme si elle était une résultante des libertés
individuelles ; toute rébellion n'est alors qu'un non-sens.
Il serait trop long de raconter les multiples variantes de l'expérience,
mais l'une des plus significatives consiste à la faire
conduire par un individu " ordinaire " et non plus par
quelqu'un investi d'une autorité (comme le savant ou le
professeur). Dans ce cas, seize sujets sur vingt ont refusé
d'obéir invoquant des raisons humanitaires : " Ils
ne pouvaient pas faire souffrir un homme. " L'ordre en lui-même
n'est rien, seule l'autorité a du poids.
Un gouvernement fasciste peut-être renversé et remplacé
par un gouvernement démocratique, mais la différence
est-elle vraiment si importante ? Est-elle vraiment si importante
dès lors que seules les apparences sont sauves et que tout
gouvernement repose sur la soumission à l'autorité
et prépare les gouvernés à tout accepter
indépendamment des contenus idéologiques supposés
? Un gouvernement démocratique, de type libéral
ou non, ouvre la voie aux dictatures.
Dans l'expérience de Milgram, refuser d'obéir équivaut
à nier l'autorité que quelqu'un a revendiquée
a priori, or cela constitue un grave manquement non pas à
telle ou telle règle mais à toute règle.
Il ne faut pas se leurrer, c'est bien au nom de la morale que
les sujets obéissent aux ordres ; ils estiment qu'ils se
sont " engagés " vis-à-vis de l'expérimentateur
et qu'il est mal de renier une obligation ainsi " librement
" contractée. Goffman a montré à plusieurs
reprises que toute situation sociale reposait sur ce consensus
: à partir du moment où une chose est exposée
aux personnes concernées et acceptées par elles,
il n'y a plus de contestation possible. " On ne reviendra
pas en arrière " interdit souvent le moindre pas en
avant. Dans les écoles " de pointe ", le contrat
apparaît comme le fin du fin. L'élève s'engage
librement à faire tel ou tel travail. Et personne ne rigole
!
Il s'agit ici de préserver une certaine continuité.
Cette continuité n'a rien d'innocent. Milgram analyse très
pertinemment, me semble-t-il, l'une des raisons qui font que les
sujets qui ne se sont pas rebellés au début de l'expérience
se sentent de plu en plus obligés de poursuivre. Car au
fur et à mesure que le sujet obéissant augmente
l'intensité des chocs, il doit justifier son comportement
vis-à-vis de lui-même. Il lui faut donc aller jusqu'au
bout ; s'il s'arrête, il doit logiquement se dire : "
Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent est mal et
je le reconnais maintenant en refusant d'obéir plus longtemps.
" Par contre, le fait de continuer justifie le bien-fondé
de sa conduite antérieure.
Je t'ai gardé le meilleur pour la fin. Pense à tous
ces livres d'enseignants qui paraissent et contestent l'école,
à tous ces parents qui râlent et pleurnichent et
expriment leur malaise, à ces articles de journaux qui
disent que ça ne peut pas durer comme ça. Et pourtant
l'école continue, inexorablement. Pense bien à tout
ça, ma chérie, maintenant que je vais te faire part
d'une des constatations les plus édifiantes de l'expérience
de Milgram.
Il ne faut pas s'imaginer que les sujets obéissent avec
entrain ! Que non ! Beaucoup trouvent l'expérience odieuse
et " ne se privent pas de le dire ", d'autres tremblent,
pâlissent et ne cessent d'affirmer qu'ils " ne peuvent
pas le supporter ". Les femmes, plus encore, " en sont
malades ". Dans l'ensemble, elles éprouvent un conflit
d'une intensité supérieure à celui des hommes.
Elles estiment que la méthode d'apprentissage est cruelle
mais qu'elles ne " doivent pas céder à leur
sensibilité ", " c'est comme avec les enfants
" ; dans les interviews qui suivent l'expérience,
elles se réfèrent souvent à leur devoir d'éducatrice.
Hommes ou femmes, dans leur majorité, trouvent épouvantable
ce qu'on leur fait faire et Milgram de conclure : " En tant
que mécanisme réducteur de la tension, la désapprobation
est une source de réconfort psychologique pour l'individu
aux prises avec un conflit moral. Le sujet affirme publiquement
son hostilité à la pénalisation de la victime,
ce qui lui permet de projeter une image de lui-même éminemment
suffisante. En même temps, il conserve intacte sa relation
avec l'autorité puisqu'il continue à lui obéir10.
"
Pardonne-moi de m'étendre en ce long chapitre mais, écrivant
sur notre insoumission, je trouve les investigations de Milgram
sur la soumission à l'autorité pleines d'enseignements.
Certains se sont scandalisés de l'aspect " immoral
" de cette étude où de pauvres innocents ont
été bernés, " croyant participer à
une expérience sur la mémoire ". Je dirai cyniquement
que la sociologie a intérêt, tant qu'à faire
des expériences, à les réaliser dans les
conditions les plus proches possible de la vie que nous menons
en société. Or, la principale condition de la société
telle que nous la connaissons est de reposer sur le mensonge.
Chacun croit faire autre chose que ce qu'il fait. Je prends un
exemple, au hasard ; celui qui suit ses classes est évidemment
trompé de la même manière que le sujet de
l'expérience de Milgram : l'objet avoué serait de
permettre à l'élève ou à la recrue
certains apprentissages, mais le but réel est de lui imposer
le principe même de l'obéissance. Les " valeurs
" inculquées à l'école ou à l'armée
telles que loyauté, conscience du devoir, discipline sont
censées être des impératifs moraux personnels
mais, écrit Milgram, " ce ne sont que les conditions
techniques préalables nécessaires au maintien de
la cohérence du système ".
David Riesman, et je m'en tiendrai là pour la sociologie
américaine, a minutieusement analysé comment une
éducation répressive poussait l'enfant à
se soumettre et, par là même, à se préparer
à jouer son rôle dans les fonctions répressives.
Ne jamais oublier que les petits chefs aiment obéir. Pions,
ils aiment leur rôle de pions. Eux qui ne contrôlent
rien ont la manie invétérée du contrôle.
^
L'adulte doit surveiller l'enfant, même si " cet enfant
ne lui appartient pas ". On sait que l'architecture panoptique
a été utilisée aussi bien dans les prisons
que dans les lycées. Jamais un enfant ne doit être
" livré à lui-même ". Dans les lieux
publics, tout adulte a le droit de jouer au policier et de veiller
à faire respecter les usages aux enfants. D'un autre côté,
les parents peuvent garder leurs prérogatives d'adultes
face à leurs enfants devenus adultes. On a vu des gens
" enlever " impunément leurs fils et filles de
plus de dix-huit ans, les séquestrer même pour les
" soustraire à l'influence d'une secte " et tout
le monde trouve ça très normal. D'une certaine façon
d'ailleurs, les parents gardent sur leurs enfants un droit de
vie et de mort. Ils décident par exemple de la nécessité
d'une opération chirurgicale. On a mis au point une "
psychochirurgie sédative " pour les enfants difficiles
et un médecin indien, parlant d'un de ses récents
opérés, déclare : " L'amélioration
constatée est remarquable. Une fois, par exemple, un patient
avait assailli ses camarades et le personnel soignant de la salle.
Après l'opération, il est devenu très coopératif
et il surveillait même les autres11. " On ne peut pas
s'y tromper, voilà le parler d'un homme dans toute la plénitude
de ses moyens intellectuels, un langage adulte !
Je ne veux pas jouer les malignes devant toi. Une fois au moins
dans ta vie je t'aurai fait mon numéro de propriétaire.
(Face à une amante ou un amant, sans doute d'ailleurs aurais-je
eu la même inadmissible attitude et ce n'est pas à
mon honneur.) Tu avais neuf ans. Tu connaissais ma grande aversion
pour cette pratique aussi avais-tu dû bien mûrir ta
décision en m'annonçant que tu comptais te faire
percer les oreilles. Je changeai de visage et engageai la lutte
: " C'est une coutume absurde et barbare, c'est une forme
de mutilation inexplicable. Tu feras ce que tu voudras, je sais
bien que tu ne me demandes pas mon avis, mais j'aurai de la peine.
Réfléchis un an. " Tu es sage et n'insistas
pas davantage ce soir-là. Quelques jours après,
tu revins à la charge ; cette fois, j'usai du plus abject
argument : " Mon amour, ça va me faire mal ! "
Une semaine plus tard, face à ta tranquille obstination,
j'usai de la culpabilisation : " Tout ça parce qu'une
telle et une telle ont les oreilles percées. Bravo ! Belle
originalité ! " Je me sentais quand même mesquine
et tentais de justifier mon refus en me disant " ça
ne vient pas d'elle ! Ce n'est pas à elle que je refuse
quelque chose. " J'allai plus loin encore dans l'hypocrisie
le jour où je te dis : " D'accord ! Je ne m'y oppose
pas mais tu te débrouilles sans moi. Non seulement je ne
veux pas m'en occuper mais je ne te donnerai pas un sou pour ça
! "
Oui, j'ai honte ; ça te fait rire ? Tu t'es facilement
passée de mes services. Stoïque, tu as supporté
plusieurs semaines de gêne ; ça s'était infecté
puis cicatrisé trop tôt ; tu es retournée
les faire percer une nouvelle fois. Je me suis habituée
et je t'offre à présent des pendants d'oreille.
Mais si, ça te va bien !
Bien sûr que je suis dans le même sac que tous les
autres. Les parents libéraux ne sont pas les moins autoritaires
et j'en ai vu d'une dureté incroyable quand il s'agissait
de " faire acquérir son autonomie à l'enfant
".
L'autonomie de l'enfant ! Je lève les yeux au ciel et soupire
Faisons-nous ce petit plaisir : disons à voix bien haute
que jamais je n'ai " voulu ton autonomie ". Il y a deux
ans, tu ne dormais encore qu'à mes côtés ou
près de ta Granny. La moins autonome des gamines ! Ce n'est
pas toi qui aurais pris le bus toute seule à six ans !
Certes, je n'ai vraiment rien contre le fait de prendre seul le
bus à six ou soixante-six ans, si personne ne vous y oblige
d'une manière ou d'une autre. Bien sûr que ça
m'aurait arrangée que, dès l'âge de cinq ans
- ou de deux ans, pourquoi pas ? -, tu ne dépendes plus
de moi pour tes déplacements dans Paris. Tu aurais été
autonome, ma chérie, quel pied !
Mais je ne voulais pas ton autonomie. Ça ne faisait pas
partie de mes projets. Car je ne voulais rien pour toi, je n'ai
jamais rien voulu pour toi, je n'ai jamais eu le moindre projet
de te voir devenir ni comme ci ni comme ça. Hier "
bien élevé " voulait dire " policé
", aujourd'hui " autonome ". Mais il s'agit toujours
d'éducation et je n'ai aucun " charisme éducatif
" sous prétexte que j'ai désiré mettre
au monde de la vie. On peut dire que tu m'auras surprise ! Je
t'ai laissée pousser comme un champignon, " abandonnée
à toi-même " et je n'ai pas cessé depuis
le 20 avril 1971, 18 h 50 de m'étonner. C'est cela, un
enfant ? Comme c'est beau un être qui se déploie
tout à son aise, qui fait ce qu'il a envie de faire ! Ça
m'a donné envie
Envie de vivre comme toi, tranquillement.
Soudain, il y a deux ans, ton corps a changé beaucoup,
ton visage a pris une expression autre, tu n'as plus dormi avec
moi ; tu t'es débrouillée seule pour pratiquement
tout et j'ai compris que l'enfance était passée.
La fameuse autonomie était venue e son temps et assurément
je n'y étais pour rien ! Douze ans et demi où nous
avons été heureuse de tout partager et toute la
vie ensuite devant nous pour savourer nos deux nouvelles indépendances.
J'ai eu vraiment de la chance de vivre avec toi ! Pars quand tu
veux, reviens quand tu veux. Rien d'autre ne nous lie qu'une profonde
et confiante amitié.
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1 L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime,
Philippe ARIES, Seuil, 1973.
2 Cf. Six Etudes de psychologie, Jean PIAGET, Denoël-Gonthier,
1964.
3 Cf. S'évader de l'enfance, John HOLT, Petite bibliothèque
Payot, 1976.
4 Comment aimer un enfant, Janusz KORCZAK, Robert Laffont, 1978.
5 Ecoute maîtresse, Suzanne ROPERT, Stock, 1980.
6 Une matonne est une gardienne de prison. C'est bien S. Ropert
qui dit, poisseuse : " Car, il ne faut pas croire, mais la
porte que je referme à clef, pour retenir un enfant, même
si je l'ouvre à nouveau cinq minutes plus tard, voilà
qui a un goût de fiel
Et comme le trousseau de clefs
se fait parfois détestable dans la poche ! C'est si facile
d'enfermer ! "
7 C'est moi qui souligne.
8 Soumission à l'autorité, Stanley MILGRAM, Calmann-Lévy,
1982
9 L'expérimentateur utilisait dans l'ordre quatre "
incitations " : 1) Continuez, s'il vous plaît ; 2)
L'expérience exige que vous continuiez ; 3) Il est absolument
indispensable que vous continuiez ; 4) Vous n'avez pas le chois,
vous devez continuer.
10 Une analyse ultérieure montra que les sujets obéissants
accusaient un degré maximal de tension et de nervosité
légèrement supérieur à celui des sujets
rebelles. En d'autres termes, ils " râlent " plus
contre ce qu'on leur fait faire que ceux qui refusent effectivement
de marcher.
11 Cité dans Les Temps Modernes, avril 1973, p.1776.
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